Lettres des soldats de la Wehrmacht à leurs familles
18/09/2014
Les 17 millions d'hommes de la Wehrmacht n'ont cessé d'écrire à leurs familles tout au long de la guerre. Pour la première fois, leurs correspondances sont traduites. Entre exaltation des victoires éclair et détresse de la chute finale.
La mémoire des soldats de la Wehrmacht repose à Berlin, non loin de l'ancien aéroport de Tempelhof, dans un bâtiment en brique rouge, vestige de l'architecture nazie. Le musée de la Communication y a ses quartiers et ses archives, en particulier 16000 lettres envoyées par les soldats à leurs proches. Une goutte d'eau dans l'océan des 3 milliards de lettres et colis acheminés aux 17 millions d'hommes des armées du IIIe Reich entre 1939 et 1945, certes, mais un fonds exceptionnel par son contenu, puisque les soldats mêlent, dans leurs propos, brutalité de la guerre (4 300 000 soldats allemands y sont morts), trivialité de la vie militaire, jugements (positifs, et pas seulement en raison de la censure) sur la politique du Reich, jugements (négatifs) sur les peuples envahis, surtout à l'Est, mots affectueux à l'être aimé.
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Lettres de la Wehrmacht, traduites, présentées et annotées par Marie Moutier, avec la participation de Fanny Chassain-Pichon. Préface de Timothy Snyder. Perrin, 344 p., 22€.
L'historienne Marie Moutier a pu consulter ce fonds à la faveur de ses recherches sur la "Shoah par balles" en terre soviétique menées sous la houlette du père Desbois.
Elle a procédé à un tri selon les années (des premières victoires éclair à la chute finale), les fronts (de la Libye au Caucase, de la France à la Norvège), les situations vécues (combat, vie quotidienne, découverte d'un pays, analyse), et a traduit en langue française - une première - les lettres les plus pertinentes. Il faut d'ailleurs noter que, même en Allemagne, ce type d'ouvrage n'a jamais été publié et que les droits des Lettres de la Wehrmacht viennent d'y être vendus, ainsi qu'en Italie, en Espagne, en Suède et aux Pays-Bas.
A la lecture, il saute aux yeux que les soldats ont conscience des horreurs vues ou commises par eux-mêmes, mais que ces crimes sont un élément de leur quotidien, parmi d'autres : confort du gîte, qualité de la nourriture, relations avec les camarades et les supérieurs, absence de leurs proches. Il en résulte une différence abyssale de perception entre la victime et le criminel, fait remarquer dans sa préface Timothy Snyder, l'auteur du très remarqué Terres de sang : l'Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, 2012) : "Pour le criminel, le crime est un élément de l'histoire et non l'intrigue principale. Pour la victime, le crime est CORBIS l'histoire elle-même." La "grande valeur" de ce recueil, ajoute l'historien de Yale, c'est qu' "il nous force à penser la Seconde Guerre mondiale en des termes plus universels qu'il nous plairait". A fortiori en cette période où les guerres font rage à quelques heures de l'Europe.
[Extraits]
Calais en flammes
Otto W., photographe de métier, est affecté dans un régiment de panzers lors de la campagne de France. Il est probablement mort pendant la guerre.
En campagne, le 3 mai 1940
Ma chère ! Depuis près de huit jours nous sommes stationnés à côté de Calais, mais jamais au même endroit : nous avons changé de position quasiment tous les jours, mais toujours autour de Calais. C'était une très belle ville, mais nos Stuka ont fait aussi un excellent travail. La ville brûle encore aujourd'hui en plusieurs endroits bien qu'elle soit en notre possession depuis presque huit jours. Même Dunkerque a été sévèrement ravagée. Des milliers de choses sont tombées entre nos mains dans le port de Calais, ce papier à lettres en fait partie. Il vient d'Angleterre. Les "Tommies" [surnom des soldats britanniques] ont quitté Calais en catastrophe pour se réfugier chez eux. Mais en ne seront pas nombreux à rentrer au pays car nos avions ont eu une petite discussion avec eux en pleine mer. J'ai observé le pilonnage de trois navires anglais par nos bombardiers. C'était magnifique à voir. [...]
Il y a de nombreux réfugiés de Calais ainsi que beaucoup de Belges venant de la région d'Anvers ; ils ont fui car ils avaient peur. Mais nous avons été plus rapides qu'eux. La plupart d'entre eux sont des Flamands. Quand ils parlent lentement on comprend presque chaque mot. Mes connaissances scolaires en français m'ont aussi bien servi ; je joue parfois chemin leur destin s'est accompli : ils l'interprète. Je comprends plutôt bien.
La plupart des Belges sont très amicaux, les Français aussi, néanmoins dans cette région, ces derniers ne sont guère accueillants - mais ils vont s'habituer. Les Anglais sont haïs partout. [...] Nous ne manquons de rien, nous vivons comme des princes. Chocolat et café en grains à foison. Vin et liqueur en quantité. Chaque jour, une chemise et un pantalon propres, etc. [...] Nous croulons sous les cigarettes, la plupart anglaises. Les françaises sont trop fortes pour nous. [...]
Votre Otto.
Bientôt la guerre sera finie. Ça ne durera pas quatre ans.
Front russe
Heinz S. (28 ans) est dans une unité de génie en Russie quand il écrit cette lettre à sa soeur. On perd sa trace au printemps 1944.
Le 20 mai 1942
Chère Elly,
Ta lettre du 5 mai m'arrive à l'instant, je m'empresse d'y répondre. La poste fonctionne de manière irrégulière. Il y a quelque temps, j'ai reçu tous les colis de 80 g envoyés à Sarrebruck d'un seul coup. Le reste est arrivé hier : chocolat, bonbons acidulés et gâteaux à la saccharine. Je m'en réjouis car les choses sucrées sont rares ici. [...] Le temps est magnifique. Un vrai été. Soleil éclatant entre deux orages rafraîchissants. C'est ainsi depuis deux semaines. Le froid et l'humidité sont derrière nous. Le beau temps va se maintenir. On va d'ailleurs "fêter" la Pentecôte. On a économisé depuis quelques jours dans le ravitaillement (graisse, viande, alcool, pain, chocolat, etc.), dans les articles de cantine (cigarettes, cigares, café en grain, schnaps, liqueur, etc.). Des infirmières, des officiers et des musiciens seront conviés pour la fête. [...]
Encore une chose cependant : tu as dû recevoir mon texte sur la Russie, les comparaisons entre l'Allemagne national-socialiste et la Russie bolchevique. [...] Le peuple a du pain et des jeux, mais vit pauvre et déprimé, car en dehors de la nourriture et des divertissements, tout lui manque, par exemple les appartements, les meubles, les accessoires, les vêtements ; tout est rare et cher. Le prolétariat et la jeunesse sont apparemment favorables au gouvernement, mais les personnes âgées et celles qui avaient autrefois un haut niveau de vie et la liberté sont contre. [...]
On constate avec satisfaction que le peuple allemand, uni, est lié derrière son Führer parce qu'il sait qu'il mène cette guerre pour rendre la liberté à la population, ainsi qu'une vie plus belle et meilleure. Hélas, l'Angleterre et le capitalisme judéo-ploutocrate font front. [...] Je ne crois pas qu'il y aura encore un hiver de guerre en Russie. Nous allons et devons l'emporter, sinon ça ira mal pour nous. La vengeance des Juifs de l'étranger s'abattrait terriblement sur notre peuple - car, pour apporter enfin le repos et la paix dans le monde, des centaines de milliers de Juifs ont été tués ici. Il y a deux fosses communes aux abords de notre ville. Dans l'une d'elles gisent 20000 Juifs. Dans l'autre, 40 000Russes. On pourrait s'en émouvoir, mais quand on pense à la grande idée qui nous anime, on juge cela nécessaire. En tout cas la SS a fait tout le travail et on doit lui être reconnaissant. [...]
En attendant, grosses bises à Fred et à tout le monde.
Heinz
La débâcle
En février 1945, on perd toute trace du sous-officier Heinrich E., blessé à la cuisse par des partisans yougoslaves. Voici l'une de ses dernières lettres.
Dans les Balkans, le samedi 27 janvier 1945, 3 heures du matin
Ma femme chérie ! Toujours la même rengaine pour commencer ma lettre : je n'ai toujours aucune nouvelle de toi. Ignorer ton destin m'est insupportable. [...] Voilà quatre mois désormais que je n'ai reçu aucun signe de vie de ta part. [...] Ma petite chérie, quelle époque difficile on vit ! Si quelqu'un lisait les rapports actuels de la Wehrmacht, il serait complètement paniqué. Cela n'a jamais été aussi mauvais pour nous. Comment tout cela doit-il finir? [...]
Notre maison est-elle encore debout ? A quoi ressemblera la patrie ? Notre vie reprendra-t-elle un cours normal? L'année 1945 sera plus dure que 1944. La fin de la guerre devrait venir immédiatement. Ma chérie, tu as vu dans mes dernières lettres que pour le moment nous sommes immobilisés et engagés dans la surveillance des voies de chemin de fer. Le service n'est pas dur, c'est supportable, mais nous avons presque tous des problèmes de peau. Beaucoup ont, comme moi d'ailleurs, des ulcères ; environ six hommes sont déjà allés au lazaret et plusieurs d'entre eux sont alités avec une légère fièvre.
J'ai à présent dix furoncles sur le corps et je suis tiraillé par la diarrhée ; je souffre beaucoup de la vessie : je dois me lever toutes les heures ou toutes les deux heures la nuit pour aller aux toilettes. Les furoncles me font souffrir et je peux à peine dormir. Mais ça aussi, ce sera passager.
Notre alimentation laisse à désirer ; nous n'avons rien, ou plutôt nous n'avons pas de quoi récupérer des forces. La seule chose bien est que dans les campagnes nous troquons avec les paysans du tabac et d'autres choses contre du pain, etc. [...]
S'il te plaît, envoie-moi dans une lettre un petit morceau de peigne.
Ton Heino
Lettres des soldats de la Wehrmacht à leurs familles - L'Express